2. UN ETAT DE DROIT PIONNIER
« Un adage béninois dit « quand on ne sait où l’on va, on sait au moins d’où l’on vient ». Le peuple béninois a dit non à la dictature, à l’avilissement de l’homme. Il sait où il va car il a opté résolument pour un Etat de droit libéral »[1]. La voie a été empruntée plus hardiment au Bénin qu’ailleurs en Afrique noire francophone : non seulement la Constitution de 1990 comporte des dispositions denses et sophistiquées, mais encore les béninois ont su et savent recourir aux mécanismes constitutionnels pour rendre concrète la philosophie du « plus jamais ça » et faire sanctionner le moindre manquement au(x) droit(s). Le Bénin est sans conteste un Etat de droit pionnier dans la région, même si subsistent de nombreuses « zones d’ombre », même si les droits fondamentaux de bien des béninois continuent d’être violés, même si les gouvernants et les gouvernés n’ont pas pleine conscience de leurs droits et de leurs devoirs. Il faut d’ailleurs reconnaître que « L’Etat de droit n’existe jamais ni complètement, ni parfaitement ; il est une conquête continuelle, d’où l’importance des acteurs et protagonistes de l’Etat de droit »[2]. Au Bénin, la garantie réelle des droits fondamentaux a considérablement progressé (2.1); la Cour Constitutionnelle y contribue puissamment par sa jurisprudence, audacieuse et abondante, qui la fait participer au gouvernement du pays (2.2).
2.1 La garantie des droits fondamentaux
Dans son acception contemporaine, « l'Etat de droit est l'Etat des droits de l'homme »[3]. Plus les droits de la personne humaine sont garantis, plus l’arbitraire des gouvernants recule, plus l’Etat de droit avance. Sur ce chantier, le Bénin se situe à l’avant-garde en Afrique noire francophone ; il a tourné la page de la « crise de la légalité » du régime du PRPB, de l’application « contingente parce que soumise à la seule volonté du pouvoir politique » des « beaux principes du droit positif »[4]. Il n’en demeure pas moins que la garantie des droits fondamentaux doit connaître de nouvelles et significatives avancées pour réduire la fracture entre le droit positif et les réalités vécues, entre un catalogue imposant de droits fondamentaux (2.1.1) et une sauvegarde toujours insuffisante de ces mêmes droits (2.1.2). 2.1.1 Un catalogue imposant de droits
La Constitution béninoise est la première des nouvelles constitutions africaines francophones qui « procèdent à une reconnaissance dure et granitique des droits fondamentaux »[5]. Le catalogue constitutionnel des droits fondamentaux comporte, en effet, deux volets : le titre II de la Constitution intitulé « Des droits et devoirs de la personne humaine » énonce en 24 articles les principaux droits, civils et politiques, économiques, sociaux et culturels ; le Préambule et l’article 7 de la loi fondamentale intègrent aussi à la Constitution la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples de 1981 et la charte internationale des droits de l’homme. La Constitution béninoise s’est ici nettement démarquée de la Constitution française de 1958 qui ne se réfère ni à la convention européenne, ni à la charte internationale. Comme le constate Gérard CONAC, « L’accent est mis sur l’Etat de droit. La liste des droits protégés, rédigée de manière très minutieuse, est complétée par une liste de pratiques interdites. Visiblement, c’est l’expérience plus que le mimétisme qui a inspiré cette précaution. Ce que le Constituant a voulu condamner, ce sont des exactions et des errements dont la population avait souffert »[6]. Encore faut-il que les destinataires de ce catalogue imposant puissent effectivement s’en prévaloir devant les autorités compétentes, car « une proclamation solennelle et textuelle des droits de l’homme constitue un code de souhaits moraux ou politiques qui n’emporte juridiquement aucune conséquence sérieuse, s’il n’y a pas de « garantie » sérieuse de leur application »[7]. 2.1.2 Une sauvegarde insuffisante des droits
La sauvegarde des droits fondamentaux, même si elle s’affirme, comporte des failles.
Sur le volet promotion, l’Etat rechigne à appliquer l’article 40 de la Constitution qui lui fait devoir de vulgariser le catalogue des droits, y compris auprès des militaires et des policiers ; l’Etat se défausse sur les organisations non gouvernementales qui déploient des efforts conséquents, mais encore insuffisants pour insuffler la culture et le culte de l’Etat de droit. Or, comment un béninois analphabète pourrait-il exiger le respect de droits qu’il ne connaît ni ne maîtrise ?
Sur le volet sanction, la sauvegarde des droits fondamentaux n’est pas entièrement satisfaisante. Sans un appareil judiciaire performant et indépendant, les droits de la personne peuvent être impunément bafoués. Or, en 2004, le Comité des droits de l'homme de l'ONU a mis le Bénin à l’index : il « note les efforts déployés par l'État partie pour rapprocher la justice des justiciables, mais demeure préoccupé par des informations faisant état de dysfonctionnements importants dans l'administration de la justice, tenant principalement au manque de moyens humains et matériels, à l'engorgement des juridictions, à la lenteur des procès, à la corruption, et aux immixtions de l'exécutif dans le judiciaire ». Ces lourds dysfonctionnements ne sont pas totalement compensés par l’activisme de la Cour Constitutionnelle. La Cour peut être saisie par n’importe quel individu d’une violation des droits de la personne humaine ; elle remplit, à cet égard, un rôle assez comparable à celui de la Cour européenne des droits de l’homme. Les 7 sages de Cotonou ont accompli une œuvre remarquable ; ils ont sanctionné sans faiblesse les détentions et gardes à vue arbitraires, les faits de tortures, les traitements inhumains ou dégradants, les expropriations sans dédommagement ou encore les atteintes à la liberté religieuse. Par ses blâmes publics, la Cour Constitutionnelle rappelle solennellement tout un chacun à la stricte observance de la Constitution. Seulement, au quotidien, le respect des droits fondamentaux demeure suspendu au bon vouloir des autorités et des personnes privées. Par ailleurs, lorsque la Cour Constitutionnelle constate une violation des droits, elle n’a pas le pouvoir d’accorder une réparation à la victime ; elle se borne à déclarer depuis 2002[8] que la violation constatée ouvre droit à réparation du préjudice subi, ce qui impose à la victime de saisir le juge ordinaire pour voir fixé le montant de ladite réparation. Il conviendrait certainement soit d’étendre les compétences de la Cour Constitutionnelle, soit d’instaurer une cour spécialisée. La réforme doit être mûrement réfléchie pour ne pas déstabiliser la Cour Constitutionnelle qui n’a pas démérité -loin s’en faut- dans le domaine des droits de l’homme comme dans bien d’autres, où elle apparaît comme un pouvoir à part entière..
2.2 Le « gouvernement » de la Cour Constitutionnelle
A l’évidence, « de toutes les institutions de l’Etat béninois, la Cour Constitutionnelle est celle qui détient le plus grand pouvoir »[9]. D’une part, ses compétences vastes et multiformes, de loin supérieures aux compétences du Conseil Constitutionnel français, la rangent parmi les plus puissantes juridictions constitutionnelles ; en particulier, l’article 3 de la Constitution ouvre à tout citoyen le droit de se pourvoir devant elle contre les lois, textes et actes présumés inconstitutionnels. D’autre part, la Cour Constitutionnelle, installée le 7 juin 1993, a su imposer une jurisprudence audacieuse pour jouer « un rôle de premier plan dans la création du droit et dans le renforcement de l’Etat de droit »[10]. Toutes proportions gardées, une variante du gouvernement des juges semble s’être enracinée au Bénin. La Cour Constitutionnelle s’est, en effet, affirmée non pas seulement comme un censeur des lois inconstitutionnelles, mais aussi comme un co-législateur expert (2.2.1) et même un constituant négatif (2.2.2). 2.2.1 Un co-législateur expert
Le législateur est soumis à l’étroite surveillance de la Cour Constitutionnelle que les adversaires de la loi votée par l’Assemblée Nationale n’hésitent pas à saisir pour que soit sanctionnée une inconstitutionnalité flagrante ou prétendue, y compris pour les questions de procédure les plus vénielles. A titre d’exemple, Me Adrien HOUNGBEDJI et les 8 députés de son parti –le PRD- viennent de saisir la Cour de la loi sur le service militaire ; ils ne contestent pas le fond de la loi, mais estiment qu’elle viole l’interdiction constitutionnelle faite aux parlementaire d’initier et de voter une loi qui n’est pas financée. De nombreuses censures ont été prononcées sur les sujets les plus divers : la Cour a invalidé deux lois électorales visant à interdire de compétition présidentielle Nicéphore SOGLO en 1996 et Yayi BONI en 2006[11] ; des lois d’amnistie ont été annulées pour vice de procédure[12] ; la Cour a invalidé, en 2001, une version de la Charte des partis politiques sanctionnant la transhumance politique[13]… Mais la Cour Constitutionnelle ne remplit pas seulement la fonction de « législateur négatif » qu’a théorisé Hans KELSEN ; elle est aussi devenue un maillon essentiel de la chaîne de fabrication de la loi. Aucune réforme ne peut voir le jour sans l’aval des sept sages de Cotonou. La décision DCC 02-144 du 23 décembre 2002 sur le Code des personnes et de la famille en témoigne avec éclat. Dans cette décision, la Cour Constitutionnelle s’autorise à corriger l’œuvre de codification en imposant au législateur « son » orthodoxie juridique : elle procède à la fois à un contrôle de la qualité formelle du code et à son amendement. Par ailleurs, elle décide non sans hardiesse que le principe constitutionnel de l’égalité entre les époux impose de bouleverser les mœurs familiales : La déclaration d’inconstitutionnalité la plus spectaculaire frappe la polygamie, déclarée contraire à l’égalité entre l’homme et la femme. « Une grande première en Afrique »[14] ! Co-législateur expert, la Cour Constitutionnelle s’est récemment aventuré sur un terrain encore plus glissant, celui de défenseur de l’Etat de droit et de démocratie pluraliste contre le pouvoir de révision de la Constitution.
2.2.2 Un constituant négatif
La Constitution du 11 décembre 1990 est l’une des rares constitutions africaines francophones à ne pas avoir fait l’objet d’une révision, de l’une de ses révisions qui trop souvent défigurent les acquis du Renouveau démocratique. Une première tentative a échoué en 2003-2005 : c’est la mobilisation de certaines forces politiques mais surtout de la société civile, avec pour mot d’ordre « Touche pas ma Constitution ! », qui a tué dans l’œuf le projet visant à permettre à Mathieu Kérékou de briguer un troisième mandat présidentiel en 2006. La seconde tentative avait pour objet de prolonger d’un an la durée de la quatrième législature commencée le 22 avril 2003. La Cour Constitutionnelle a été saisie de 24 recours contre la loi de révision votée par l’Assemblée Nationale le 23 juin 2006. Si elle avait reproduit la jurisprudence française, la Cour aurait dû se déclarer incompétente : sa mission est de servir la Constitution et non d’être maîtresse de son contenu. En acceptant d’examiner les recours, la Cour Constitutionnelle, dans sa décision DCC 06-74 du 8 juillet 2006, s’est résolument affranchie du modèle français pour se donner sa propre politique jurisprudentielle. Elle a considéré, en substance, que le contrôle d’une loi de révision était assurément raisonnable, souhaitable et praticable dans un Etat de droit démocratique. Raisonnable, parce que la Constitution borne le pouvoir de révision, en édictant certaines limites de procédure et de fond. Souhaitable, parce que le législateur constitutionnel, tout comme le législateur ordinaire, peut « errer », commettre un excès de pouvoir ; seul un contrôle juridictionnel paraît en mesure d’éviter, dans les limites fixées par la loi fondamentale, une révision liberticide[15]. Enfin, le droit comparé enseigne que des juridictions ont affirmé et exercé, à des degrés divers, un contrôle de la révision. La Cour Constitutionnelle a opté pour un contrôle maximaliste de la loi de révision, là où la Cour du Mali en 2001 et le Conseil Constitutionnel du Tchad en 2004[16] ont fait preuve de davantage de prudence. La Cour béninoise a, d’abord, invalidé la loi de révision pour divers vices de procédure. Elle a, ensuite, déclaré que le mandat des députés ayant été fixé à 4 ans par consensus à la Conférence nationale seul un nouveau consensus national pouvait remettre en cause cette durée. Elle a donc ajouté une limite non écrite à l’exercice du pouvoir de révision, pour contrer un amendement adopté par 71 députés sur 83 (85,5% !!!). Les députés ont émis de vives protestations contre cette sentence ; le Président de l’Assemblée Nationale Idji KOLAWOLE s’est publiquement interrogé : «Nous députés, sommes-nous encore en droit d’exercer nos prérogatives de représentants du peuple vis à vis de la Constitution?»[17] Il n’empêche que la décision de la Cour Constitutionnelle, « Constituant négatif », a été respectée et qu’une épée de Damoclès pèse sur la révision à venir, préparée sous l’égide du Président Yayi BONI. *
Sans la Cour Constitutionnelle, l’Etat de droit et de démocratie pluraliste ne serait pas ce qu’il est au Bénin. Maurice GLELE, « père fondateur » de la Constitution et membre de la Cour pendant 10 ans (1993-2003), affirme très justement que la Cour Constitutionnelle « dont l’accès est ouvert à tout citoyen … apparaît comme la clef de voûte de tout le système politico-juridique du Bénin nouveau ». Un système qui a fait indéniablement ses preuves et que les béninois auront à cœur –j’en suis sûr- de corriger et d’améliorer dans les années à venir sur divers points.
Voilà, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, les principales considérations sur l’Etat de droit et de démocratie pluraliste au Bénin qui peuvent servir de fil d’Ariane à vos questions et à nos échanges à venir.
Je vous remercie.
Stéphane Bolle
Maître de conférences HDR en droit public
[1] Maurice GLELE, « Le renouveau constitutionnel du Bénin : une énigme ? », in Mélanges Alliot, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 328. [2] « L’Etat de droit au quotidien : bilan et perspectives dans l’espace francophone », Rapport général, Colloque international, Cotonou, 11-14 septembre 1991. [3] Dominique ROUSSEAU, « L’Etat de droit est-il un Etat de valeurs particulières ? », in Mélanges Pactet, Paris, Dalloz, 2003, p. 885 et s.. [4] Ordre National des Avocats de la République Populaire du Bénin, Mémorandum, 16 octobre 1989. [5] Luc SINDJOUN « Les nouvelles constitutions africaines et la politique internationale : contribution à une économie internationale des biens politico-institutionnels », Afrique 2000, Mai 1995, n°21, p. 39. [6] Gérard CONAC, in L’Afrique en transition vers le pluralisme politique, Paris, Economica, 1993, 19p. 37. [7] NGONDANKOY NKOY-ea-LOONGYA, Droit congolais des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2004, p.313. [8] DCC 02-58 du 4 juin 2002. [9] Samson DOSSOUMON, « La Cour Constitutionnelle, une tour de contrôle des institutions », in UJPPB et Fondation Konrad Adenauer, Connaître la Constitution béninoise, Séminaire, 22-23 juillet 1994. [10] Maurice GLELE, « Le renouveau constitutionnel du Bénin : une énigme ? », p. 329. [11] DCC 05-069 des 26 et 27 juillet 2005 [12] DCC 98-039 du 14 avril 1998 et DCC 01-060 du 25 juillet 2001 [13] DCC 01-083 du 27 août 2001 [14] Wildaf West Africa News letter, n° 14, avril 2003. [15] Voir W. SABETE, Pouvoir de révision constitutionnelle et droits fondamentaux. Etude des fondements épistémologiques et européens de la limite matérielle du pouvoir constituant dérivé, Presses universitaires de Rennes, 2006. [16] V. Stéphane BOLLE, « Le contrôle prétorien de la révision au Mali et au Tchad : un mirage ? », Revue Béninoise des Sciences Juridiques et Administratives, n° 17-décembre 2006, p. 3 et s. [17] Antoine Idji KOLAWOLE, Président de l’Assemblée Nationale, L’Autre Quotidien, 21 juillet 2006.