
En Afrique, la Constitution n'est pas seulement à la merci d'un pouvoir de révision souverain, auteur de révisions dangereuses. Après sa mise en vigueur, toute Constitution entre dans une période de probation au cours de laquelle elle est re-fabriquée par ses interprètes autorisés. En Occident comme en Afrique, il n'y a pas une « parfaite coïncidence de la Constitution décidée avec la Constitution appliquée... la Constitution n'est pas déclarative d'un héritage (si elle le recueille elle le constitue délibérément) : elle est d'abord une ouverture sur l'avenir, le déclenchement d'une création continue »[1].
Le dernier épisode en date de la vie mouvementée de la Constitution centrafricaine du 27 décembre 2004 illustre à souhait les poisons et délices du constitutionnalisme[2] aujourd'hui en Afrique. En l'espèce, la constitutionnalité d'une réforme de la loi organique sur le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), voulue par le Président de la République et sa majorité, était en cause. La Cour Constitutionnelle - critiquée à tort, il y a peu, pour son traitement de la question de l'impossible destitution du Président de la République - a fait scrupuleusement son devoir, en prononçant à bon droit la censure partielle de la nouvelle loi organique sur le CSM. Seulement, le Chef de l'Etat a « cassé », partiellement mais sur des points essentiels, la décision de la Cour, en promulguant le texte censuré, sans que ce dernier soit reconsidéré par l'Assemblée Nationale.
La Cour Constitutionnelle désavoue le Président de la République
La décision de la Cour Constitutionnelle n°004/008/CC du 2 octobre 2008 est remarquable à bien des égards
La Cour s'attache d'abord à imposer le respect d'un formalisme rigoureux :
- Vous observerez que la Cour a statué à l'issue d'une procédure contradictoire, après auditions du Ministre de la justice, garde des sceaux, des représentants de l'ordre des avocats du barreau de Centrafrique, et du Rapporteur de la commission compétente de l'Assemblée Nationale, et au vu d'un mémoire de l'Amicale des magistrats centrafricains et d'un avis de l'assemblée générale de la Cour de cassation. En outre, la Cour a rendu publique la décision n°004/008/CC du 2 octobre 2008, en présence du Président Bozizé, principale « victime » de cette décision.
- La Cour Constitutionnelle a justement requalifié la demande d'avis formulée sur ordre du Président de la République en une demande de contrôle de conformité à la Constitution appelant la prise d'une décision. Le Président Bozizé a été ainsi rappelé à l'ordre par la Cour, à l'instar du Président Soglo au Bénin en 1993 (DCC 04-93 du 25 novembre 1993) et 1994 (DCC 07-94 du 8 avril 1994)[3].
- En outre, la Cour a constaté, non sans audace, qu'elle avait dû s'affranchir du délai de 8 jours pour statuer en cas d'urgence : d'une part, en l'absence d'éléments transmis par le requérant, elle ne pouvait apprécier la réalité de l'urgence alléguée ; d'autre part, elle a été contrainte de pallier la mauvaise volonté du Ministre de la justice et de l'Assemblée Nationale qui n'ont pas satisfait sa demande de transmission des documents préparatoires de la loi organique à contrôler.
Quant au fond, la décision n°004/008/CC du 2 octobre 2008 témoigne d'un certain activisme judiciaire, favorable à l'enracinement d'un Etat de droit et de démocratie pluraliste :
- La Cour Constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelle, pour vice de procédure, en l'occurrence pour défaut de consultation du CSM, la loi organique déférée. Or, la consultation en cause n'est pas expressément prévue par la Constitution ; elle serait, selon la Cour, commandée par le principe constitutionnel de l'indépendance du pouvoir judiciaire, à la garantie duquel concourt le CSM. Créée de toute pièce, cette norme de référence vise probablement à « geler » certains acquis[4] ou à limiter leur remise en cause, au profit d'institutions devant échapper à l'emprise du pouvoir politique. Au regard de l'avis de la Cour de cassation, la solution n'est pas sans revers : il semble bien que la Cour Constitutionnelle, nonobstant la lettre des articles 60, 65 et 80 de la Constitution centrafricaine, ait reconnu au Président de la République le monopole de l'initiative de toute loi relative à la gestion de la carrière des magistrats et à l'indépendance de la magistrature.
- Le respect d'une certaine orthodoxie juridique a été imposé au travers de la décision n°004/008/CC du 2 octobre 2008 : à l'instar de son homologue béninoise, la Cour Constitutionnelle s'est autorisée à corriger la « copie » du législateur organique par la technique singulière de la constitutionnalité sous réserve d'observations ; la Cour fait aussi longuement la leçon - une leçon de droit centrafricain ou français ? - à l'exécutif et à sa majorité pour s'opposer à ce que le Ministre de la justice puisse présider le CSM par délégation du Chef de l'Etat et pour maintenir le système de la suppléance.
- La Cour Constitutionnelle a, enfin et surtout, jugé que la nouvelle composition du CSM était déséquilibrée, qu'elle était « préjudiciable à l'indépendance du pouvoir judiciaire » : si le législateur organique a parfaitement le droit de « faire entrer les justiciables dans le Conseil Supérieur de la Magistrature », il ne saurait multiplier par six le nombre de personnalités extérieures à nommer au CSM (de 2 à 12) et placer les magistrats élus dans une situation d'extrême minorité (2 des 14 membres nommés du CSM), sans ouvrir la voie à des « risques de pressions » contraires à la Constitution. Cette censure rappelle celle prononcée en 1993 sur le même sujet par le Conseil constitutionnel mauritanien (décision n°007 du 21 juillet 1993). Elle repose, en substance, sur un raisonnement comparable à celui suivi par le Conseil constitutionnel français depuis 1986 (décision n°86-210 DC du 29 juillet 1986) : s'il est loisible au législateur de modifier, de compléter ou d'abroger des dispositions législatives antérieurement promulguées, il ne saurait, dans l'exercice de ce pouvoir, priver de "garanties légales des exigences constitutionnelles". Par contre, la décision n°004/008/CC du 2 octobre 2008 n'indique pas si le législateur organique est tenu de reconduire le dosage retenu en 1997 quant à la provenance des membres nommés du CSM ou s'il peut, éventuellement, le modifier dans une certaine mesure compatible avec le Constitution. Par ailleurs, il est tout à fait surprenant que la Cour Constitutionnelle n'ait pas examiné la constitutionnalité de la réduction du mandat des membres nommés du CSM de 4 à 2 ans. Un mandat aussi bref ne paraît d'autant moins de nature à favoriser l'indépendance des intéressés et, partant, celle de la justice, qu'il est renouvelable une fois.
A l'évidence, la décision n°004/008/CC du 2 octobre 2008 désavouant le Président de la République fait date dans l'histoire de la justice constitutionnelle centrafricaine. Seulement, la cinglante gifle de la Cour Constitutionnelle aura été de courte durée : dans un contexte défavorable, très présidentialiste, la confrontation avec le pouvoir politique a tourné au désavantage de la Cour Constitutionnelle. En Centrafrique, c'est de fait le Président de la République, et non la Cour Constitutionnelle, qui a la qualité de gardien ultime de la Constitution du 27 décembre 2004.
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Stéphane BOLLE
Maître de conférences HDR en droit public
http://www.la-constitution-en-afrique.org/
[1] Pierre AVRIL, Les conventions de la Constitution, Paris, PUF, 1997, p. 160.
[2] Michel Troper, « Le concept de constitutionnalisme et la théorie moderne du droit » in Terence Marshall (dir.), Théorie et pratique du gouvernement constitutionnel: la France et les Etats-Unis, La Garenne-Colombes, Ed. de l'Espace européen, 1992, p. 35, en propose la triple définition suivante : « a. le constitutionnalisme lato sensu est l'idée très répandue à partir du 18ème siècle que, dans tout Etat, il faut une constitution de manière à empêcher le despotisme; b. le constitutionnalisme stricto sensu est l'idée que non seulement la constitution est nécessaire, mais que cette constitution doit être fondée sur quelques principes propres à produire des effets, l'impossibilité du despotisme ou ce qui ne revient pas tout à fait au même, la liberté politique ; c. le constitutionnalisme strictissimo sensu est l'idée selon laquelle le résultat souhaité (impossibilité du despotisme et liberté politique) ne peut être atteint que si au nombre des principes sur lesquels est fondée la constitution figure le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois ».
[3] Dans ces décisions, la Cour Constitutionnelle du Bénin a fermement déterminé la nature du recours présidentiel et la porté de la « déclaration » de conformité à la Constitution d'une loi organique. Considérant qu'elle a pour mission de rendre une véritable « décision » sanctionnant, le cas échéant, le respect par le législateur organique des prescriptions procédurales et matérielles contenues dans la loi fondamentale, la Cour a estimé que les termes « d'avis juridique sur la conformité à la Constitution » ou « d'avis de conformité à la Constitution » qui figuraient dans les lettres de saisine du Président de la République étaient impropres.
[4] Le même esprit a présidé à la découverte en 2006 par la Cour Constitutionnelle du Bénin du principe à valeur constitutionnelle du consensus national, principe opposable au pouvoir de révision.