J'ai longtemps hésité à écrire sur la situation née du coup d'Etat perpétré le 6 août 2008 en Mauritanie : le constitutionnaliste est-il qualifié pour opiner sur une mise à mort du constitutionnalisme ? Ne faudrait-il pas convenir avec Raymond Carré de Malberg « (qu')il n'y a point place dans la science du droit public pour un chapitre consacré à une théorie juridique des coups d'Etat »[1] ?
La prévention est tombée à la lecture estivale de quelques ouvrages qui m'ont convaincu de vous proposer ces quelques lignes. Le constitutionnaliste peut livrer « sa » lecture : « le coup d'Etat retient tout d'abord l'attention du juriste en raison des changements qu'il emporte dans l'ordre juridique. Mais plus généralement, le coup d'Etat reste ce moment étrange, insaisissable à maints égards, durant lequel le droit cède la place au fait qui, à son tour, va donner naissance à un droit nouveau. Le coup d'Etat, ainsi, est une rupture, à la fois déterminée par l'ordre constitutionnel, puisqu'il émane, en principe, d'autorités constituées -et déterminante pour celui-ci »[2].
C'est sous cet angle qu'une brève analyse en trois temps, mettant en exergue les ressemblances et les dissemblances entre le coup d'Etat du 6 août 2008 et celui du 3 août 2005, peut être développée :
- d'une part, il faut s'interroger sur les causes du renversement par les armes du régime constitutionnel, pour diagnostiquer les maux du constitutionnalisme en Mauritanie ;
- d'autre part, la constitution provisoire issue du coup d'Etat sera disséquée, pour apprécier la portée de la mise entre parenthèses de la Constitution de 1991 ;
- enfin, l'on se risquera à faire un pronostic - réservé ! - sur le devenir constitutionnel de la Mauritanie.
3 août 2005/6 août 2008 : du pareil au même ?
En août 2008, comme en août 2005, s'est déroulée en Mauritanie une "prise du pouvoir [...] par une minorité grâce à des moyens non constitutionnels, imposée par surprise et utilisant la force. Les auteurs [du] coup d'État, ou putschistes, [se sont appuyés] sur tout ou partie de l'armée et [ont bénéficié] du soutien d'au moins une partie de la classe politique et de la société civile ». Des hauts gradés ont participé aux deux coups d'Etat visant, d'abord, le Président de la République en exercice. Leur intervention atteste de la grande fragilité des ordres constitutionnels africains des années 1990 et 2000. La Constitution ne serait pas plus efficace que le putsch[3] !
Ces caractéristiques communes ne doivent pas occulter la singularité du dernier coup d'Etat.
Par conséquent, le renversement d'août 2008 traduit l'importance pérenne de l'institution militaire, nonobstant l'entreprise de construction d'un Etat de droit et de démocratie pluraliste : « la renonciation momentanée aux coups de force qui avait été constatée pendant quelques années ne signifiait pas pour autant que les militaires avaient disparu de la vie politique. Simplement, leur présence s'était faite plus discrète et avait adopté d'autres formes. Au point que si l'on cherche la réalité politique au-delà de l'apparence institutionnelle, c'est plutôt de permanence que de résurgence de la militarisation des systèmes politiques africains qu'il faut parler »[4].
Force est de constater que les mobiles officiels ne résistent pas à l'analyse.
Le régime semi-présidentiel[5] de la Constitution de 1991, rétablie et amendée en 2006, connaissait, il est vrai, une crise depuis le 11 mai 2008, date de la formation du gouvernement Yahya Ould Ahmed el-Waghf, intégrant une frange de l'opposition.
Le 30 juin 2008, sur le fondement de l'article 74 de la Constitution, 39 députés sur 95, parmi lesquels 29 du parti au pouvoir, ont déposé une motion de censure pour manifester leur désaccord.
L'exécutif a répliqué, sans méconnaître la Constitution : le Premier Ministre a préféré démissionner plutôt que de subir l'affront d'un renversement ; il a été immédiatement reconduit dans ses fonctions par le Président de la République, avec pour mission de former un gouvernement, qui puisse être accepté par les députés frondeurs.
Seulement, la formation de l'équipe « el Waghf II », annoncée le 15 juillet 2008, n'a pas éteint la crise ; et la confrontation entre le Chef de l'Etat et ses ex-soutiens parlementaires s'est poursuivie.
Le Président de la République a, d'abord refusé, pour vice de forme, de faire droit à une demande de convocation du Parlement en session extraordinaire sur un ordre du jour déterminé - comprenant l'élection des membres de la Haute Cour de Justice compétente pour juger le Chef de l'Etat et la constitution d'une commission d'enquête sur les activités de la fondation de l'épouse du Chef de l'Etat -, demande signée par 55 des 95 membres de l'Assemblée Nationale. Le Président de la République a, ensuite, déclaré, le 29 juillet 2008, que la dissolution de l'Assemblée Nationale, qui empêchait l'exécution du programme sur lequel il avait été élu, constituait l'unique option ; la menace de l'emploi de l'arme ultime que lui confère l'article 31 de la Constitution a provoqué une levée de boucliers chez les parlementaires.
Le général Mohamed Ould Abdel Aziz, Président du Haut Conseil d'Etat, dans son discours du 17 août 2008, a repris à son compte tout l'argumentaire des députés frondeurs pour légitimer le putsch : « Ce mouvement rectificatif se justifie à plus d'un titre, principalement en raison de la violation des dispositions de la constitution par l'ancien Président, et ce à travers son refus répété de laisser le parlement exercer librement ses prérogatives.
En témoigne son rejet systématique de toutes les initiatives prises par les parlementaires consistant, entre autres, à déposer une motion de censure d'un gouvernement qu'ils rejettent, à convoquer la tenue d'une session extraordinaire de l'Assemblée Nationale et à mettre sur pied des commissions d'enquêtes pour vérifier la gestion et les comptes de certains organismes et projets.
Non content d'avoir violé de manière flagrante le sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs, il a recouru à des méthodes éhontées comme ses vaines tentatives de rallier certains représentants du peuple en leur proposant de l'argent.
Malheureusement l'ancien Président a tout fait pour le torpiller à travers sa conduite irresponsable et son mépris de l'intérêt général et de l'opinion de la majorité qui l'a porté au pouvoir ».
Le constitutionnaliste ne saurait accréditer une telle "re-lecture faussement juridique" des événements, qui fait l'impasse sur tant de questions :
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L'article 30 de la Constitution ne reconnaît-il pas au Président de la République le droit de choisir librement le Premier Ministre responsable devant lui? -
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Le Chef de l'Etat n'a-t-il pas, aux termes de l'article 31 de la Constitution, la faculté de dissoudre librement l'Assemblée Nationale, sans avoir à constater la situation de crise extrême expressément prévue par l'article 77 ? N'était-il pas judicieux que le peuple souverain fasse entendre sa voix souveraine à l'occasion d'élections législatives anticipées et arbitre entre les protagonistes du conflit?
En réalité, la Constitution de 1991, rétablie et amendée en 2006, offrait bien des solutions légales à la crise. Seulement, elles ne convenaient aucunement aux militaires et à leurs alliés parlementaires, soucieux de s'emparer rapidement des rênes du pouvoir...
En 2005, il s'agissait de réaliser un "processus de transition démocratique", sous l'égide d'une junte qui s'interdisait de participer à la compétition électorale ; en 2008, il est seulement question "(d')organiser des élections libres et transparentes dans les meilleurs délais possibles", de remplacer le Président déchu par une personnalité ... qui, officiellement, pourrait être membre de la junte. Du pareil au même ?
Vous trouverez très prochainement la suite de « Rectification et Constitution en Mauritanie » sur votre site LA CONSTITUTION EN AFRIQUE
Stéphane BOLLE
Maître de conférences HDR en droit public
http://www.la-constitution-en-afrique.org/
[1] Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l'Etat, Paris, Sirey, 1920-1922, t. II, p. 497.
[2] Pierre Xavier Boyer, « Coup d'Etat et révolution », in Le coup d'Etat : recours à la force ou dernier mot du politique ?, actes du colloque organisé par le Centre d'études normand sur la théorie et la régulation de l'État, 2-3 décembre 2004, sous la direction de Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois, Paris, François-Xavier de Guibert, Combats pour la liberté de l'esprit, 2007, pp. 16-17.
[3] Jeune Afrique - Economie, 1er octobre 1996.
[4] Jean-Jaques Raynal, « Du sauveur au « sobel », chronique inachevée des coups d'Etat en Afrique », in Coups d'Etat et révolutions, Etudes réunies par Saarh Delos-Hourtoule & Emmanuel Cherrier, Presses Universitaires de Valenciennes, 2005, p. 172.
[5] Selon Maurice Duverger, Les régimes semi-présidentiels, PUF, 1986, p. 7, « Par « régime semi-présidentiel », on désigne les institutions d'une démocratie d'Occident qui réunissent les deux éléments suivants : 1° un Président de la République élu au suffrage universel et doté de notables pouvoirs propres ; 2° un Premier Ministre et un gouvernement responsable devant les députés ».